Les talents sont-ils fongibles dans l'entreprise ? - Chronique d'Emmanuelle Pays
2020-02-21
Chronique | Dans un environnement économique mondialisé, incertain, hyper compétitif et marqué par la pénurie de ressources qualifiées, le poids du capital humain pèse de plus en plus lourd dans la balance des entreprises.
Le vrai talent, une anomalie par rapport à la norme.
Le talent étant, par essence, une caractéristique individuelle, comment le reconnaître et lui permettre de prospérer dans une organisation ? Pour répondre à cette problématique, les entreprises ont mis en place des systèmes de détection qui associent, en général, un référentiel de compétences (leadership, innovation, communication etc.) à un système d'évaluation relative des personnes (« ranking ») ; l'objectif étant d'identifier les meilleurs «performeurs» d'une population donnée. Outre le caractère parfois contestable des critères fixés - notamment l'âge et le niveau de responsabilité qui excluent, de fait, une grande partie de la population évaluée -, ce modèle de gestion présente plusieurs inconvénients majeurs.
Tout d'abord, en établissant une norme de référence collective pour encadrer l'expression individuelle, ce système génère en pratique des « talent pools » relativement consanguins (en termes de diplômes, de parcours et de comportements) dont on peut douter de la capacité à penser différemment et à innover, ou encore à établir des stratégies alternatives pour faire face à une crise passagère. Or, le (vrai) talent pourrait être défini comme « un alliage rare de compétences rares », une anomalie par rapport à la norme. Il ne se définit pas - ou difficilement - et prendra parfois des formes inattendues qui ne peuvent être résumées à la simple performance, ou circonscrites à un référentiel de compétences.
On parle dans certaines entreprises de talents « liquides », ceux qui se nichent et prospèrent dans les interstices de l'organisation. Ces talents liquides, peu identifiés, deviennent soudainement visibles à leur départ. On regrettera ainsi après coup le bon camarade qui créait du liant - et donc de la performance - dans une équipe ou encore le rêveur un peu décalé qui avait toujours de bonnes idées.
Créer des conditions favorables à l'émergence des talents.
Ensuite, contrairement à la notion de compétence, le talent n'est ni reproductible, ni transmissible d'un individu à l'autre. Et s'apprécie à un moment donné, dans un contexte donné. Une fois les talents recrutés ou identifiés , encore faut-il que leur environnement de travail soit propice à l'épanouissement de leurs aptitudes individuelles et que leur contribution soit reconnue par l'organisation. En ce domaine, la doctrine oscille en permanence entre la reconnaissante explicite du statut de « talent » au risque de générer des attentes importantes chez l'individu sans savoir y répondre et le fait de ne rien dire au risque de ne rien faire.
Enfin, un individu conscient de son talent sera souvent davantage motivé par le projet qu'on lui propose que par l'entreprise en elle-même. D'où la difficulté à fidéliser ces profils dans la durée à travers les dispositifs classiques de gestion de carrières et la nécessité de mettre en place une approche individualisée (co-construction, intrapreneuriat, incubation etc.).
Autrement dit, plutôt que de se focaliser sur une approche normative et exclusive du sujet, les entreprises ne devraient-elles pas s'attacher à créer les conditions favorables à l'émergence de talents multiples et inattendus ? Et ce faisant, assumer la part de sérendipité dans le processus de gestion des talents, c'est-à-dire la conjonction du hasard heureux - qui permettra à l'individu de découvrir et faire prospérer son talent - et de l'aptitude de son entreprise à saisir et à exploiter cette chance. De fait, les organisations en passe de gagner cette guerre des talents accordent toutes une large place aux individus. Et partent du « qui » avant de s'intéresser au « quoi ».
Retrouvez l'intégralité de cette chronique sur le site Les Echos.